Même s’il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre d’éleveurs qui ont jeté l’éponge, la baisse du nombre des bovins pendant les deux dernières années, passant de 400.000 à 350.000 têtes, reflète le désarroi des agriculteurs qui ne cessent de demander de l’aide afin de surmonter la crise du secteur et préparer l’avenir. De l’avis de Slaheddine Ferchiou, ce chemin n’est pas sans obstacles. C’est une voie difficile, exigeant beaucoup de temps, de patience et surtout de moyens financiers adéquats pour pouvoir mettre en place une stratégie capable de pérenniser le secteur et d’aider les éleveurs du pays qui risquent, dans ce contexte, soit de vendre leur cheptel, soit d’abandonner leur activité.
La filière des viandes rouges affiche-t-elle une bonne santé ?
Le secteur de l’élevage des bovins et de la production de viande bovine représente une composante fondamentale de l’économie nationale du fait qu’il génère deux produits stratégiques pour l’objectif de la sécurité alimentaire qui sont le lait et la viande. Mais comme le lait, la viande est aussi considérée comme un produit stratégique vu son incidence sur le consommateur et sur l’équilibre des différents systèmes de productions agricoles. Et dans l’état actuel des choses, chacun de ces deux produits nécessite une stratégie spécifique pour réformer le secteur et réaliser l’autosuffisance nationale.
Pour la filière des viandes rouges, qui englobe les viandes des espèces bovine, ovine, caprine et caméline, elle ne connaît pas ses meilleurs jours et s’enfonce davantage dans une situation précaire, marquée par la baisse de la production nationale de viande rouge, notamment les viandes bovines qui représentaient la plus grande proportion (avec 43%) ; en effet, pendant ces deux dernières années, le nombre de bovins est passé de 400.000 à 350.000, soit une baisse de 50.000.
Un autre élément de la même importance c’est la baisse énorme de la consommation de la viande rouge. Cette diminution a été constatée depuis l’année dernière, mais elle s’est beaucoup accentuée cette année, ce qui entraîné un déséquilibre entre l’offre et la demande, qui persiste sur les marchés.
Comment expliquez-vous cette baisse ?
Pour la Tunisie, on constate que l’appareil de production repose principalement sur les petits exploitants, puisque plus de 70% des agriculteurs possèdent moins de 10 vaches et exploitent moins de 10 hectares. A cet effet, en raison de la petite taille des exploitations, les agriculteurs tunisiens ne peuvent pas optimiser leurs coûts de production avec notamment une capacité d’investissement très limitée, un accès limité aux institutions de financement, des informations inadéquates sur le marché pour les prises de décision, une infrastructure et des équipements médiocres. Et donc, le contexte actuel de l’après-révolution exerce de grandes influences et répercussions sur ce secteur stratégique, qui se réduit comme peau de chagrin.
Quant à la chute de consommation (estimée à 42%), elle est expliquée par deux raisons ; le prix de la viande qui est très élevé (le kilo de viande rouge pourrait atteindre les 30 dinars) et la baisse du pouvoir d’achat du citoyen qui ne parvient plus à remplir son couffin en aliments de base. A cela, on ajoute que ce contexte particulier, marqué par cette crise sanitaire liée à la Covid-19, a aggravé davantage cette situation, étant donné que les produits alimentaires ont connu et continueront à connaître une flambée impressionnante des prix.
Dans ce cadre, où va la crise de la viande rouge ?
En réalité, cette situation préoccupante, qui persiste depuis quelques années, a poussé les éleveurs à lancer à maintes reprises des cris d’alarme et à demander de l’aide pour sauver ce secteur qui, pour beaucoup d’entre eux, représente leur seule source de subsistance. Malheureusement, jusqu’à présent, ces efforts n’ont pas porté leurs fruits, face à l’incapacité des professionnels et des pouvoirs publics d’organiser ce secteur et de répartir équitablement les gains. Et donc, dans ce contexte particulier, la filière des viandes rouges est loin d’être optimisée puisque plusieurs éleveurs risquent, aujourd’hui, soit de vendre leur cheptel, soit d’abandonner carrément cette activité.
Faut-il s’inquiéter de l’avenir de cette activité ?
En tout état de cause, cela doit être le cas… car, si cette situation persiste et on ne sait pas pour combien de temps encore, elle nous conduira vers la destruction de la filière, qui agonise aujourd’hui et vit une crise énorme. Face à une telle situation, l’effondrement de cette activité ne va pas tarder. Mais ce qui est plus décevant encore, c’est la passivité de l’Etat qui fait la sourde oreille et qui n’a aucune vision, ni stratégie pour rendre à ce secteur ses lettres de noblesse.
Il faut le dire, jusqu’à nos jours, le secteur de l’élevage n’a fait l’objet que d’une attention très occasionnelle de la part des services agricoles, à l’heure où l’Etat doit multiplier ses efforts pour organiser ce secteur et les concentrer sur la satisfaction des besoins des citoyens en matière de viandes rouges… Face à cette situation difficile et exceptionnelle, les petits agriculteurs ne peuvent pas résister.
Dans ce cadre-là, que proposez-vous pour les aider ?
Le petit agriculteur doit être encadré et suivi par les structures concernées comme c’est le cas au Maroc où les coopératives et les structures régionales et locales assurent l’encadrement, la formation et l’appui technique aux différents acteurs du secteur (éleveurs, producteurs des aliments de bétail, techniciens…). Donc, ce qui manque, c’est cet encadrement qui doit être accompagné par des actions, à l’instar de l’amélioration du niveau de technicité et du savoir-faire des différents opérateurs dans le secteur, l’amélioration de la productivité et de la rentabilité des élevages, l’amélioration du revenu de l’éleveur, le renforcement de la compétitivité des produits agricoles…
Mais à ce niveau-là, il est important de noter que nos petits agriculteurs rencontrent un autre problème de taille, qui est les marchés aux bestiaux. En effet, la vente de la viande rouge intervient principalement sur ces marchés, dont la grande majorité est essentiellement peu organisée, non régulée et accessible à toute personne intéressée…puisque la plupart sont organisés de manière informelle, sans registre de transactions, règles sanitaires, exigences en matière de traçabilité…
L’autre souci des éleveurs est les ‘’maquignons’’ qui sont des revendeurs qui achètent les bêtes directement auprès des petits exploitants ou sur les marchés secondaires dans les régions rurales du pays, avant de les revendre. Ces maquignons disposent d’un pouvoir d’achat substantiel et exercent une influence significative sur les prix du bétail. D’autre part, de nombreux intermédiaires achètent et revendent immédiatement les bestiaux, ce qui augmente potentiellement les prix à travers le cumul de marges.
Mais cette hausse de prix est, également, expliquée par le marché parallèle et les prix élevés des aliments pour bétail
Absolument ! En effet, la hausse des charges de l’élevage revient en premier lieu au coût élevé des aliments pour bétail (soit plus de 9 dinars le kilo). Cette augmentation des charges se répercute sur le prix du kilo de la viande rouge qui peut dépasser aujourd’hui les 30 dinars. Par ailleurs, cette hausse des prix de la viande est due aussi à l’abandon de cette activité par plusieurs éleveurs, étant donné que l’élevage semble un investissement coûteux pour les petits agriculteurs.
S’agissant du marché parallèle, la contrebande du bétail bovin vers la Libye ou l’Algérie, un phénomène qui a pris de l’ampleur depuis la Révolution, aura des conséquences graves à long terme, étant donné qu’il provoque l’appauvrissement du cheptel et est à l’origine de la spirale haussière du prix de la viande. Mais cette guerre de longue haleine nécessite beaucoup plus d’efforts qu’auparavant et exige la collaboration ainsi que la coordination entre toutes les parties concernées pour éradiquer ce fléau.
L’importation de viandes fait-elle partie de la solution ou du problème ?
Puisque la production nationale ne peut couvrir les besoins locaux, le pays continuera à importer des viandes rouges pour réguler le marché et booster le cycle économique local. La preuve est que l’arrêt, depuis trois mois, de l’importation a entraîné une hausse des prix des viandes rouges atteignant entre 28 et 30 dinars le kilo, alors que les viandes importées, connues pour leur bonne qualité, ne dépassent pas les 23 dinars le kilo, un prix à la portée du consommateur.
Pour ce qui est des importations d’animaux vivants, prêts à être abattus ou destinés à l’engraissement, les qualités des bovins sont très appréciées, mais ces derniers restent cher à l’achat. Du coup, ils peinent à être valorisés dans la plupart des élevages où les techniques de production sont peu performantes…
Pour toutes ces raisons, il est plus que jamais temps de développer ce secteur, notamment la production qui doit être une priorité pour les années à venir… Ce qui manque pour réformer ce secteur ce sont la volonté et la détermination de nos décideurs. Vient ensuite le problème des moyens financiers… Pour entamer ce chantier de réformes, il suffit que les autorités aident les professionnels et les écoutent car, à elle seule, l’administration ne peut gérer ce dossier complexe.